Du fond du seau où j'avais assis ma désespérance momentanée mais tristement réelle, j'essayais d'en deviner le bord salvateur, tout là-haut où je voyais bien quelques lueurs blafardes m'inviter à secouer ma pauvre couenne lâchement assommée. Mais elles me paraissaient tellement inaccessibles. En tout cas bien au-dessus de mes petites forces du moment. Lavette touchée et coulée. Je m'étais réfugié à gueule perdue dans l'addiction cruelle aux maxi-packs de chocolat liégeois pour y puiser le magnésium nécessaire à ma survie. Vous savez, ceux qui ont la sculpture torsadée de chantilly, juste adaptée à nos langues lapeuses avides de plongée en apné jusqu'à l'orgasme de la découverte de la couche de chocolat. Sublime. Je n'obtins en fait, à terme, qu'une taille supplémentaire pour mes jeans et la refonte complète de ma coquette garde-robe de jeune premier à la dérive. Les amis sont alors toujours là pour vous soutenir dans l'épreuve " une de perdue, dix de retrouvées" et vous traîner dans des escapades démoniaques, pour vous changer en principe les idées sombres et vous sortir enfin la tête au grand air. Le grand large. Les embruns. L'air vivifiant de la nuit. La claque des vagues sur notre petit corps raidi. Et au petit matin, retour brutal et direct au fond du seau. Le même que la veille. Sans passer par la case départ et toucher quelques sous pour la dose de viennois au chocolat. Inconfortable situation. Mais bon, en attendant mieux. Même au fond du saut, on est assis...
Ce soir là, la joyeuse bande de filous patentés m'avait concocté une magistrale tournée des guinguettes "accordéonesque" des bords de Marne. Ah le p'tit vin blanc, celui là même qu'on boit sous les tonnelles. Oui , du côté de Nogent. Comment le savez-vous? Bref. Bon. P'tits coups, chansons, ambiance, flon-flon, cotillons, serpentins...tagada pouet! pouet! Rien que du bonheur. De chez Lulu en passant par chez Gégène, la magie des déambulations nocturnes et champêtres entre Nogent, Joinville, Champigny, le long des boucles de Marne, ses îles bucoliques était un régal et un échappatoire champêtre à la jungle de la capitale pourtant toute proche. Ah, les dimanches "au bord de l'eau" , régates, canotage, pêche, jeux de quilles, de boules.. et les bals à danses "musettes" où affublés d'un canotier, Etienne-la-virgule ou encore Léon-le-flambeur promenaient en leur temps leurs carcasses douteuses... et toutes ces terrasses du bord de l'eau où l'on servait ces menus simples, fritures de gardons et d'ablettes, matelotte de poisson, fricassée... la maison de Trenet "le fou chantant" toute proche, les promenades en barque, les filles endimanchées, la marguerite printanière aux lèvres et nos envies pressantes de les effeuiller...un peu, beaucoup, passionnément... Je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans...
Au Pavillon bleu, Blanche qui était noire et passionnée de blues, m'avait à la bonne depuis qu'un soir, que dis-je une nuit, nous avions refait le monde en musique, ma guitare, son rhum arrangé, ses amis, elle et moi. Ne me demandez pas comment j'avais atterri là. L'endroit m'avait plu. De la lumière. J'avais poussé la porte. Simplement. Mes amis me cherchèrent une partie de la nuit pour me retrouver là chantant avec la tenancière déchaînée des blues qu'on s'inventait euphoriques dans l'instant et qu'on oubliait tout aussitôt. Je revins ainsi faire quelques tours de chants maladroits dans ce lieu inoubliable, juste de quoi gagner quelques sous pour ma drogue viennoise chocolatée avec sa douce collerette de chantilly. Jusqu'à ce que Blanche, ses beaux yeux verts et sa voix de velours se soient tous les quatre mis en tête un jour de m'épouser sauvagement... Elle devait bien avoir soixante ans au garrot, j'en faisais péniblement vingt sous la toise. Mon contrat s'arrêta en même temps que ma fuite éperdue en appelant ma mère.
Au "Chat qui miaule", notre joyeuse équipée attablée comme à l'accoutumée devant quelques conviviaux breuvages, se laissa encore aller aux folles vocalises. Une tradition. Un rite. Mes amis et moi, tous basques, béarnais ou gascons insatiables avions vite, dès notre rencontre en exil parisien, tout naturellement accordé nos voix. Notre répertoire était au point et chacun avait sa voix placée. Alors on buvait un peu et on chantait beaucoup. Parfois, souvent, c'était l'inverse. Au "Chat qui miaule" donc, les consommateurs attablés gouttèrent à nos fantaisies chorales. Séduits et joyeux de cet intermède improvisé. Chacun à son tour nous offrait de quoi nous désaltérer et nous mettre en voix pour que l'on continue à pousser la chansonnette avec gestuelle théatrale et chorégraphie étudiée à l'appui. On en rajoutait forcément quand on voyait les yeux commencer à briller tout autour de nous. Le patron de l'établissement, un peu rondouillard et beaucoup chauve, nous demanda sans précaution ni délicate manière, de quitter son établissement sur le champ et d'aller voir par là ailleurs si on ne le retrouvait pas avec des cheveux longs en train de peigner le cou de la girafe. Et alors là, quel souvenir grandiose et mémorable! Du grand scénario. Imaginez tous les clients de l'estaminet (la grande majorité, soyons raisonnable, selon les syndicats et trois ou quatre individus à peine selon la police) se levèrent et menacèrent le tenancier de partir eux-aussi s'il ne revenait pas illico sur cet injuste décision unilatérale de mettre fin à ce concert impromptu et plein de charme qui mettait un peu de soleil dans ce monde tristement monochrome! Le chauve, de cul et tétu, récidiva sa menace... afin de protéger son honnête établissement de l'envahisseur paillard.
Et voilà un des plus beaux souvenirs de notre trop éphémère carrière de fouteurs de merde en chansons! Un cortège improbable de joyeux lurons, clients et nous mêlés, quittant en chantant "Chat ira mieux demain" à la gloire de ce pauvre "Chat qui miaulait soudain bien mal" pour rejoindre la terrasse voisine "Chez Gégène" et y déposer sous le regard amusé et bon enfant du patron notre lot de clients tous frais et nos chansons qui avaient enfin trouvé un public de connaisseurs avertis! Le chat était maigre et sa terrasse désertée. Chat alors...